Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
R é t i n e s
22 mai 2021

The Amusement Park (George Romero, 1973)

PETIT TOUR DE MANEGE (...OU DE MA CINEPHILIE)

Par Jean-Paul Lançon

The Amusement Park est un film que j’attendais de voir depuis plus de 25 ans.

Mon entrée dans la cinéphilie s’était faite au collège par le biais du cinéma fantastique, d’horreur et de science-fiction, accompagnée par la lecture de Mad Movies. A l’époque cette revue permettait de convertir, dans un esprit potache, une certaine marginalité (le « nerd » fan de cinéma gore) en une forme de rébellion : en effet les films qu’elle défendait étaient encore dans une large mesure méprisés par la culture dominante. Avec Argento et Carpenter, Romero faisait partie de la Sainte Trinité de la revue et je pouvais comprendre grâce à elle que leurs films atteignaient quelque chose d’important au-delà de leur apparence triviale ; que Dawn of The dead avait quelque chose à dire sur le monde et sur notre mode de vie. Et même si l’analyse n’était pas forcément très poussée, je rends grâce à cette revue d’avoir légitimé ce que je ressentais profondément, et de m’avoir dit au fond : « Tu as le droit d’aimer ces films. Et en plus tu as raison ! »

Pialat

mad69

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Aujourd’hui la hiérarchisation des genres est presque effacée, mais à l’époque les réalisateurs pré-cités ne pouvaient pas encore prétendre à une juste reconnaissance intellectuelle et artistique par la critique dite sérieuse. Il y avait une certaine honte à aimer leurs films tout en essayant de lire (et comprendre) les Cahiers du Cinéma. Heureusement ce dogmatisme critique vivait à peu près sa dernière décennie. Et donc, quelle ne fut pas ma surprise de lire, dans les 50 ans de cinéma américain de Tavernier et Coursodon, une notule tout à fait élogieuse sur George Romero. C’était en 1994 environ, j’étais au lycée. 

Tavernier et Coursodon louaient particulièrement la capacité de Romero à transcender un genre habituellement réactionnaire (fantastique / horreur) par un discours critique (de gauche) sur la société américaine (cf. Night et Dawn of The dead). Ou bien, dans Martin (1977), son renouvellement par le biais du « social » (aspect documentaire). 

Mais ils parlaient aussi de ce film introuvable qu’eux mêmes n’avaient pas vu et sur lequel ils rapportaient tant d’éloges : The Amusement Park (1973). Commandé à Romero par une communauté luthérienne pour alerter la population sur les conditions des personnes âgées dans la société, ce film à caractère « institutionnel » ne fut jamais distribué car jugé trop violent et trop déprimant. Il n’en fallait pas plus pour conférer à The Amusement Park, dans mon esprit, un statut de chef d’œuvre maudit, oublié, et dont la découverte constituait une sorte de Graal cinéphile personnel. 

A l’époque je ne savais pas qu’il me faudrait attendre 2021 pour voir enfin ce film. 

Entre-temps, la cinémathèque avait organisé une rétrospective intégrale de Romero (au début des années 2000), sans cette ultime pièce manquante ; Carpenter et Argento, quoiqu’ils entraient dans une phase de déclin artistique, obtenaient enfin la reconnaissance des institutions et de la critique dominante ; en 2005, le journal Libération affichait en Une et en pleine page « Land of The dead : les damnés de la terre » ; en 2017, Romero décédait, à la suite de quoi sa femme entreprit de créer une Fondation à son nom, et entre autre, de restaurer The Amusement Park. Le réalisateur avait en effet conservé deux copies 16mm du film, aux couleurs apparemment très délavées, que la magie du numérique a permis de restaurer presque in extremis, pour qu’il arrive enfin jusqu’à nos yeux. 

Ma première émotion en le regardant est d’ailleurs venue de ce sentiment d’extrême fragilité du matériau, avec cette définition médiocre due au format, cette légère teinte rose typique des vieilles copies de l’époque, et ce son strident — toutes choses qui s’accordent au final parfaitement avec le sujet du film : la vieillesse, la fatigue, l’épuisement.

The Amusement Park est encadré par deux discours édifiants tenus par l’acteur principal (Lincoln Maazel), en face caméra, ce qui donne au film son « étiquette » institutionnelle. Mais ce qui se passe entre les deux est tout à fait étonnant et va bien au-delà. L’histoire, si on la résume, est celle d’un vieil homme qui part se promener dans un parc d’attraction ; mais chaque attraction du parc se révèle être en fait une des dures épreuves infligées au troisième âge : humiliation du manque d’argent, bousculades dans la rue, indifférence des plus jeunes, vols et agressions, désintérêt des médecins, moqueries, etc. Romero pousse le curseur à fond sur tous ces aspects, à tel point qu’on lui reprochera volontiers d’avoir la main lourde, d’être démonstratif. Et il est vrai que c’est un cinéaste qui n’a jamais fait preuve de modération. Le problème du film réside sans doute dans cette propension à appuyer les effets (de cadre, de focale, de montage, de musique…) alors que son idée est déjà tellement hallucinante, et même hallucinogène, qu’on éprouve un sentiment de redondance entre le fond et la forme. Mais c’est peut-être ce que recherchait Romero, après tout : nous saturer jusqu’à ce qu’on ressente le caractère insoutenable de ce qu’il veut dénoncer.

Toutefois, au-delà de ce coup de force, on retiendra surtout une atmosphère surréaliste qui n’a guère d’équivalent dans son cinéma, sauf peut-être dans l’ouverture de Season of the Witch, réalisé l’année précédente.

La-bande-annonce-du-parc-dattractions-fait-frissonner-la-classique-perdue

Quant à son discours, The Amusement Park préfigure assez clairement l’utilisation du centre commercial comme métaphore de l’Amérique dans Dawn of The dead. Ici le pays est incarné sous la forme du parc d’attraction où chaque stand représente de façon tragi-comique un lieu ou un problème social : sur la piste des auto-tamponneuses a lieu un vrai-faux accident de la route avec retrait de permis aux anciens conducteurs ; la maison hantée abrite un centre de rééducation ; le restaurant aux airs de palace lui sert avec dédain un vieux plat en conserve ; etc. La série de réversions rêve / cauchemar, féérie / horreur, bienveillance / agression produit un effet de sidération, comme si l’on arrachait brutalement son masque à la société, dénoncée ici comme machine impitoyable avalant et recrachant les consommateurs à travers les rouages de ses manèges. Une machine à déception, dans laquelle les hommes en sont réduits à des individus absurdes et isolés, incapables de former un lien quelconque de solidarité, d’entraide, de communauté. Comme si Disneyland contenait en lui un camp de concentration.

Le dégoût de Romero pour ce mirage paradisiaque articulé sur un désir de consommation est absolu, et il énonce clairement, à chaque scène, que ce désir est en fait profondément morbide. En cela The Amusement Park est une sorte de condensé de la tension à l'œuvre dans ses plus grands films, à savoir un désir de réenchantement du monde (réactivé par des mythes comme la chevalerie, le vampirisme, la magie...) contrarié par le constat de leur échec à l'aune du monde réel. 

Dans cette vision désespérée de l’Amérique, le vieil homme du film est sans doute la figure de marginal la plus ultime qu’on ait vu chez Romero. Il croit, ou veut croire, comme tant d'autres protagonistes du cinéaste, que la magie peut fonctionner à nouveau ; que l'esprit de la fête foraine peut rapprocher les individus, donc que l'artifice peut dompter la nature hostile du réel. Mais l'illusion est de courte durée et l'Amérique dans toute sa laideur (règne de l'argent, raison du plus fort, égoïsme) lui explose au visage. A la limite, il pourrait être un mort-vivant qui ignore sa condition et s’étonne de la violence qu’on lui fait subir. Ce qui donne une idée du niveau de pathos atteint par le film.

L’ironie de l’époque veut que The Amusement Park, ressortant en 2021, commente la société de 1973. Mais le troisième âge a changé de statut social depuis, on vit plus longtemps et en meilleure santé ; certes, une part de nos ainés vit dans la misère ; les mouroirs prennent le nom d’EHPAD ; mais globalement, en 2021, ce sont en fait les retraités qui détiennent majoritairement la richesse du pays, et ce sont les jeunes qui éprouvent des difficultés d’insertion dans la société. Les inégalités économiques perdurent, elles ont même explosé, mais certaines formes de marginalité ont basculé vers le centre. Clairement, les zombies d'hier ne sont plus forcément ceux d’aujourd’hui (mais leur puissance métaphorique est infiniment adaptable).

Ce film témoigne donc à rebours d'un certain renversement historique sur les rapports entre la marge et le centre dans nos sociétés. En fait Romero l'avait déjà bien perçu en offrant le rôle du dominant à Dennis Hopper dans Land of the Dead en 2005, lui qui incarnait encore en 1973 le marginal et le loser absolu (cf. Easy Rider et The Last Movie). Une chose n'a pas changé : la véritable marginalité reste celle des pauvres, et c'est toujours le même système idéologique qui les produit. 

Et moi qui vois The Amusement Park aujourd’hui, après 25 ans d'attente, je ne découvre ni un chef d'œuvre trop longtemps fantasmé, ni un rebut de filmographie exhumé post-mortem, mais un film extraordinairement singulier, farouchement indépendant dans le fond, la forme, et la production même (voir les conditions de tournage extrêmement précaires) ; un film qui, à un demi-siècle de distance, par la liberté de son geste artistique, nous libère du conformisme des plateformes et de leurs contenus dévitalisés.

Mais c'est aussi et surtout un film qui m'aura fait entrevoir le tiraillement à l'œuvre dans ma propre cinéphilie, à savoir, pour simplifier : entre le fantastique d'un côté et le réalisme de l'autre ; deux mondes qui s'évitent ou se méprisent en général, deux mondes irréconciliables, le réel donné ou construit, Lumière contre Méliès... Et je comprends que si j'aime les films de Romero, c'est surtout parce qu'au fond il met en scène cette relation impossible, utopique. Et qu'il affronte le monde réel sans prendre la fuite. D'une certaine manière, le roi des morts-vivants m'a donc appris à vivre.

normal565

 

amusement3-1

« The Amusement Park » de George Romero (USA, 1973)

On peut voir The Amusement Park en salles à partir du 2 juin.

Crédits photo : Potemkine. 

Publicité
Publicité
Commentaires
Publicité
R é t i n e s
Décennies

1900s / 1910s / 1920s / 1930s / 1940s / 1950s
1960s / 1970s / 1980s / 1990s / 2000s / 2010s
2020s

Géographie

- Amérique du nord
: Canada / Etats-Unis
- Amérique centrale / Amérique du sud : Argentine / Brésil / Chili / Colombie / Mexique
- Asie : Corée du Sud Japon / Taïwan / Thaïlande
- Europe : Allemagne / Croatie / Danemark / France / Grande-Bretagne / Grèce / ItalieNorvègePays-Bas / Portugal / Russie / Serbie /  Suisse
- Océanie : Australie

Entretiens
Archives
Visiteurs
Depuis la création 33 880
Newsletter
Publicité