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R é t i n e s
25 octobre 2021

Le Village des Damnés (Wolf Rilla, 1960)

Par Jean-Paul Lançon

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 Comment contenir le Mal ?

Petite production anglaise réalisée par Wolf Rilla en 1960, Le Village des Damnés a fait date dans l’histoire du cinéma fantastique, principalement pour sa représentation transgressive de petites têtes blondes aux visages d’anges, mais animées d’intentions meurtrières et dominatrices.

Situé dans l’Angleterre rurale la plus pittoresque, le film décrit en effet une forme d’invasion extraterrestre invisible qui conduit à la grossesse surnaturelle de toutes les femmes d’un village. Les enfants naissent, grandissent et ne tardent pas à révéler leur vraie nature d’envahisseurs doués de forces télépathiques. 

On pourrait définir ce Village des Damnés comme le chaînon manquant entre Invasion of The Body Snatchers (Don Siegel, 1956) et Rosemary’s Baby (Roman Polanski, 1968) : ancré dans la paranoïa anti-soviétique de la science-fiction des années 50 (Mars, la planète « rouge »), mais postulant déjà que les nouvelles générations réclameront un monde différent, et que peut-être nous devrions d'abord avoir peur de nous-mêmes et de nos propres enfants. 

Lorsqu’on évoque ce film, on insiste souvent sur la scène finale de l’affrontement entre Gordon (George Sanders) et les enfants. Gordon les a réunis dans une salle de classe et, dans le but de les anéantir, a dissimulé une bombe dans sa sacoche. Méfiants, les enfants cherchent à deviner,  grâce à leur pouvoir télépathique, ce qu’il manigance. Pour mettre en scène ce conflit mental, le réalisateur a choisi de représenter la résistance de Gordon par le mur de brique auquel il pense, et qui s’effrite peu à peu, sous le regard inquisiteur des monstrueux écoliers. Évidemment, la forme donnée à ce combat invisible permet au spectateur d’en ressentir toute la violence, et de dramatiser le final de façon spectaculaire. Cronenberg s’en est peut-être souvenu pour Scanners vingt ans plus tard, en donnant « chair à l’esprit », comme il sait si bien le faire. 

Il me semble que l’on évoque en revanche beaucoup moins une autre scène du Village des Damnés, extraordinaire à mes yeux : celle du « canari ». Elle arrive beaucoup plus tôt dans le film (à la 8ème minute pour être exact) : tous les habitants du village de Midwich, petite bourgade tranquille, ont d’un seul coup perdu connaissance, en plein milieu de leurs activités quotidiennes. 

L’armée, alertée par un témoin distant, arrive et bloque l’accès au village, traçant sur le sol une ligne blanche, au plus près des voitures accidentées et des gens inconscients, tel ce policeman effondré sur la route près de son vélo. Il s’agit d’abord pour elle de délimiter le périmètre actif du phénomène. Elle procède ensuite au test de franchissement de cette frontière invisible. Pour ce faire elle a recours, comme autrefois dans les mines de charbon pour prévenir les coups de grisou, à un canari en cage que l’on avance, au bout d’une perche, au-delà de la ligne, pour observer sa réaction : il perd effectivement connaissance, puis retrouve son envol sitôt qu’on le ressort de la zone. Déduisant de cela qu’un gaz provoque la perte de conscience, l’armée envoie ensuite un soldat muni d’un masque, attaché au bout d’une corde. L’homme avance quelques mètres dans la zone mais s’écroule lui aussi, brusquement ; on le ramène sain et sauf en tirant sur sa corde.

Ainsi, nous venons d’assister à la définition d’un espace dangereux (mais non léthal), constitué seulement par l’air pur de la campagne anglaise. Le contraste est saisissant entre l’apparente normalité du paysage et l’absence de vie qui règne dans son enceinte virtuelle. 

Pourquoi cette scène, d’une simplicité exemplaire, est-elle si frappante ? Tout d'abord, contrairement à l’affrontement final entre Gordon et les enfants, elle ne cherche pas à figurer un phénomène intangible. On imagine très bien, dans le tout-venant des films de science-fiction de l’époque, l’utilisation d’un brouillard pour représenter la force maléfique ayant jeté son emprise sur Midwich. Au contraire, le film choisit ici de définir cette force non par sa forme mais par son effet ; un peu comme on montrerait, dans un film muet, les feuilles d’un arbre s’agiter pour faire sentir la présence du vent. Toutefois il n’est nullement question d’une esthétique de "l’économie de moyens". Il n’y a pas de monstre à dissimuler dans le hors-champ pour exciter l’imagination du spectateur, à la façon de Jacques Tourneur dans La Féline (1942). Tout est ici devant nos yeux et pourtant nous ne pouvons rien voir. Il y a là une rationalité désarmée face à un Mal qui se laisse circonscrire mais pas sonder. La scène nous démontre qu’une menace est là, et sa présence inquiète d’autant plus qu’elle n’a pas d’incarnation et se diffuse dans un environnement paisible et terriblement « normal ».

(Et comme tout est à la fois si beau, et si inquiétant quand tout s’arrête ! — comme une ville sous confinement en plein Covid...)

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En outre, à ce stade du film, nous ne savons pas pourquoi les gens ont perdu connaissance, et chaque tentative de l’armée pour percer ce mystère le renforce. Le cinéma, moyen technique d’enregistrement du réel, n’est pas moins impuissant à révéler scientifiquement le phénomène. D’une certaine manière, il en est ici réduit à témoigner humblement d’une forme de miracle, lequel ressemble à une reprise à l’échelle de tout un village de l’immaculée conception — les femmes sont « visitées » pendant cet épisode et tombent enceintes juste après. En dernière instance, il y a donc bien concrètement une « incarnation » du Mal, mais elle reste invisible. 

La retenue et la simplicité avec lesquelles la mise en scène opère dans ce film contraste singulièrement avec le style exubérant des productions Hammer, qui, dans le genre fantastique, domine cette période. Prenons exemplairement le Dracula de Terence Fisher (1958) : ce film réactive une figure mythique du bestiaire fantastique en exacerbant sa dimension pulsionnelle (sexuelle, meurtrière). Dans une société victorienne corsetée et puritaine, il opère une transgression radicale des valeurs affichées par cette société, et le film sublime cette violence à coups d’effets sanglants et de saturation des couleurs. On voit bien ici comment le Mal prend chair, s’incarne et jaillit d’autant plus brutalement que la société le réprime ou le dissimule. La transgression de la Hammer a clairement été de montrer (monstration, monstres…), pour le meilleur (la splendeur de la stylisation) et pour le pire (l’artificialité des studios, le grand-guignol). Mais fondamentalement, son geste est celui de la provocation, en phase avec son temps, sur le terrain des mœurs et des limites de ce qu'on est décemment en droit de représenter. Elle choque les vieux bourgeois pour le plus grand plaisir de leurs enfants.

Le Village des Damnés se situe sur un tout autre plan, métaphysique me semble-t-il.

Ce qui le rend si beau et passionnant, notamment dans cette fameuse « scène du canari » — et ce qui le rend aussi plus moderne, moins désuet — c’est bien cette capacité à démontrer (plus que montrer) l’existence du Mal ; que celui-ci n’est pas dans l’autre (le monstre), mais potentiellement en chacun de nous et dans toutes choses (il peut nous visiter) ; bref, qu’il est consubstantiel au monde et à la nature.

On peut chercher à le délimiter (scène du canari), mais ce n'est qu'une illusion. Et lorsqu'on essaie de le contenir (scène dur mur mental)... il explose.

Ce qui d'ailleurs ne nous assure en rien de sa disparition (plutôt de sa dispersion ?).

Sur ce point, et à l'instar de tous les grands films, Le Village des Damnés se garde bien de conclure.

 

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« Le Village des Damnés » de Wolf Rilla (Royaume-Uni, 1960)

Avec : George Sanders, Barbara Shelley, Michael Gwynn ...

On peut voir Le Village des Damnés en DVD, Blu-ray et VOD

Crédits photo : Warner

 

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