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R é t i n e s
23 mars 2022

Suprêmes (Audrey Estrougo, 2021)

Par Aurelio Cárdenas

Capture d’écran 2022-03-23 à 11

AUTHENTIK ?

- suite de la rubrique parrainée par Cinetrafic - 

« Ça a débuté comme ça… »  L’incipit du « Voyage au bout de la nuit » (Céline) ne résume-t-il pas admirablement la promesse du biopic ? Le récit prend sa source dans le monde réel en évoquant la vie d’une personnalité existante et nous raconte, non sans une certaine adulation et fascination, comment tout a commencé. On pourrait même formuler astucieusement que le biopic n’est qu’un plaidoyer pour défendre sa propre existence en tant que tel : le biopic vous expliquera pendant deux heures pourquoi il ou elle mérite son biopic. Un genre qui se conjugue donc exclusivement au passé, long flash-back dont le point d’origine serait l’instant auquel le film est réalisé. Exercice contraignant car « fabrique de souvenirs », avec ce qu’il comprend de mémoire sélective, d’approximations et d’affabulations. Et tenu surtout de répondre aux attentes et exigences du spectateur concernant l’idée qu’il se fait de cette biographie, de ce qu’il a lu, entendu ou déjà vu. 

Ces contraintes n’ont pas empêché au genre, celui des biographical motion picture, d’avoir le vent en poupe depuis les années 2000. Une frénésie nostalgique s’est emparée de l’industrie cinématographique pour s’empoigner des destins de scientifiques, politiques, artistes - principalement du XXème siècle. Entreprises souvent mercantiles et dont le sous-genre roi, celui du biopic musical, en a fait les frais. Représentation tape-à-l'oeil des « greatest hits » de l’artiste entrecoupée de séquences dramatiques réalisées en pilotage automatique et mimées par des acteurs-performeurs pourchassant une statuette dorée : Ray, La vie en rose, Bohemian Rhapsody, Cloclo, Walk the Line ….  Quelques tentatives arty et iconoclastes se démarquent comme celles de I’m not there (pour Bob Dylan) , Last Days (Kurt Cobain) ou Une vie héroïque (Serge Gainsbourg). Mélangeant faits réels et fantasmes, sur des partis pris formels plus accentués et assumés, ces expériences pouvaient s’avérer étrangement frustrantes car ne répondant pas à la promesse décrite plus haut qui nous obsède : comment ça a débuté ?

Dans Suprêmes, la réalisatrice Audrey Estrougo (La taularde, Une histoire banale...) a le mérite de ne choisir aucun des deux sillages. Si le film s'avère un biopic "officiel" de Suprême NTM (principalement du duo Kool Shen et Joeystarr), il se focalise uniquement sur les trois premières années du groupe de rap français. Certains tubes seront donc absents (exit « Ma Benz » ou « Laisse pas trainer ton fils ») mais nous assisterons bien à la genèse du collectif, les premiers concerts, le premier maxi etc. Sur cet aspect, le film n’échappe pas au récit rectiligne et chronologique et à un certain classicisme narratif. Mais dès son incipit, Estrougo souligne que son propos sera autant social que biographique. C’est une archive INA en 4/3 de François Mitterrand en 1990 qui ouvre le film : «  Que peut espérer un être jeune qui naît dans un quartier sans âme, qui vit dans un immeuble laid, entouré d'une sorte de concours d'autres laideurs, des murs gris sur un paysage gris, pour une vie grise avec tout autour une société qui préfère détourner le regard et qui n'intervient que lorsqu'il faut précisément se fâcher, interdire. ». Constat politique sans doute réaliste et habilement formulé, dont on sait qu’il ne sera suivi d’aucun effet. Et curieusement toujours aussi actuel. 

supremes

Rappelons que nous vivons une époque formidable dans laquelle le hip hop domine les charts (en 2021, sur les 20 meilleures ventes d’albums hexagonales, 12 sont des rappeurs) et où Joeystarr tient le rôle principal en prime dans une série familiale pour TF1 (« Le remplaçant »). Il semblait nécessaire de rappeler que le rap, dans sa préhistoire, n’avait rien de mainstream en 1989. Il est d’ailleurs littéralement « underground » dans les premières séquences du film. Des jeunes graffeurs, dont Joeystarr dépeint comme un quasi SDF, arpentent les tunnels du métro parisien et bombent tous sur leur passage. Sur cet aspect antisocial, Suprêmes semble dans la lignée des biopics de rappeurs comme 8 Mile, Hustle and Flow ou plus récemment l’ultra-convenu NWA: Straight Outta Compton. Ces films avaient pour toile de fond le chômage, la violence, la drogue ou les parents démissionnaires. Et racontaient à leur manière un « american dream » moraliste.  Si Suprêmes reprend donc quelques uns des codes nords-américains du « hood film » ("films à capuches"), Estrougo semble à l'aise dans leur transposition dans le territoire du « neuf-trois », ici filmé sans misérabilisme ni complaisance, ni bling-bling outrancier quand l'argent arrive. On peut même dire que la photo est sacrément léchée sur certaines scènes que l’on aurait imaginées paresseusement cadrées caméra-épaule de la part d’autres cinéastes dits  « sociaux ». Si le collectif NTM semble surgir d’une combinaison de galères en tous genres, de la précarité, de la marginalité, de l’ennui (et même d’un rejet cruel de la part du père de Joeystarr), Estrougo sublime esthétiquement cette énergie du duo pour surnager du marasme et regagner leur dignité. Le plan séquence lors du concert improvisé sur un parking éclairé par des phares de voitures en est un bel exemple.

L’aspect naturaliste et social passe d’abord par l’utilisation des archives comme celle décrite plus haut. Calquant la forme chronologique de certains documentaires musicaux actuels (Miles Davis: Birth of the Cool ), une compilation d’archives introduisent chacune des années comme un zapping contextuel national et mondial. Si l’archive pèse comme pièce à conviction (« cela a vraiment existé, en voici la preuve ») et inscrit la petite histoire dans la grande Histoire, les reconstitutions d’archives avec les acteurs du film sont en revanche moins convaincantes car annihilant l’entreprise d’authenticité de l’image documentaire. Elles sont aussi étrangement bien moins naturelles (voire caricaturales) que certaines séquences qui mettent en scène le collectif NTM. Comme celles dans le studio d’enregistrement (une des exigence du biopic musical : la première fois devant un micro) où Estrougo démontre une belle capacité à diriger le cast d’acteurs grâce notamment à la sincérité des jeux de Sándor Funtek et Théo Christine, interprètes du duo.

Comme dans la plupart des biopics musicaux, le film perd de son jus quand le succès est au rendez-vous. Il ne s’agit plus maintenant de savoir comment ça a débuté, mais comment ça a continué... et une certaine routine guette le spectacteur. Des scènes intéressantes insinuant un parallèle entre le hip hop et le mouvement punk (un concert devant des keupons qui finissent par se reconnaitre dans les textes de NTM, le manager qui écoute les Bérus dans le van du groupe) se juxtaposent à d’autres moins pertinentes et attendues (les jeunes du 93 sont évidemment incontrôlables en tournée et finissent pas se brouiller). Le film se clôt logiquement sur la mutation du hip hop comme sous-culture en culture de masse lors du premier concert de NTM Au Zénith de Paris. La suite, on la connait à peu près.

Entre biographie soigneusement filmée et tentative intimiste de capturer l’effervescence d’un mouvement à travers les légendes entretenues par Kool Shen et Joeystarr, l’opération n’était pas facile et Audrey Estrougo s’en sort honorablement. Elle évite quelques pièges du film de banlieue à la française ainsi que ceux du biopic hagiographique. Mais les contraintes du genre, dont sa linéarité et son passage par les scènes "obligées", empêchent sans doute d'approfondir certaines thématiques. Il n'est pas toujours aisé de saisir ce que Suprêmes cherche à nous révéler parmi ses différentes trajectoires sociales, familiales, musicales ou politiques. Ce qui persiste en tout cas, et ce n’est déjà pas si mal, c’est de rédécouvrir cette urgence de 1990. Urgence de s’exprimer, de scander, de clamer, urgence caractérisée par les flows soutenus et nerveux de Kool Shen et Joeystarr. Un flow qui, malgré son âge, demeure finalement authentique dans la rage et la spontanéité. « Le monde de demain / Quoi qu'il advienne nous appartient / La puissance est dans nos mains / Alors écoute ce refrain... » 

 

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Suprêmes d'Audrey Estrougo (France 2021)

Sony Pictures Home Entertainment France : Site InternetFacebook, Twitter

En achat VOD et location VOD le 24 mars, et en Blu-Ray et DVD le 30 mars

La fiche du film sur Cinetrafic : https://www.cinetrafic.fr/film/63017/supremes 

Crédits photos : Gianni Giardinelli / Nord-Ouest 

Clip "Le monde de demain" (1990) de Stéphane Sednaoui 

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