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R é t i n e s
7 avril 2015

Spetters (Paul Verhoeven, 1980)

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LA VIE C'EST COMME UNE BOÎTE DE KROKETS

Par Jean-Paul Lançon


Dans "Forrest Gump" (Robert Zemekis, 1994), Tom Hanks radote sur ce ton simplet qui a fait sa gloire : "La vie c'est comme une boîte de chocolats. On sait jamais sur quoi on va tomber." Chez Verhoeven au contraire, on est sûr de tomber sur de la merde. Foin d'optimisme naïf chez le réalisateur hollandais, à l'image de cette vendeuse de frites et de « Krokets » (boulettes de viande panées) qui s'approvisionne au rayon canin des super-marchés.
Dans "Spetters", trois jeunes fous de motocross (Rien, Eef et Hans) brûlent leur énergie dans la banlieue de Rotterdam, entre compétition, drague, baston et rêve de success story. Fientje, la vendeuse de la baraque à frites, sème la discorde dans leur groupe d'amis en les séduisant tour à tour.
Le film a défrayé la chronique en son temps (et scandalise toujours), notamment en raison de ses scènes de nudité extrêmement crues et parfois violentes. Mais loin d'être une simple provocation, leur raison d'être constitue à mon avis la clé de compréhension du film, et de l’œuvre de Verhoeven en général.

Verhoeven a déclaré à propos de ce film qu’il ne voyait pas pourquoi ne pas filmer le sexe frontalement, puisqu’il est là, puisqu’il existe. Ce qu’on prend chez lui habituellement pour du sarcasme ou du mauvais esprit part en fait d’une démarche profondément candide. Il s’agit de voir le monde tel qu’il est — et le monde est en 1980 à Rotterdam (et par extension dans le monde occidental), d’une irrémiscible laideur, d’un matérialisme total interdisant toute forme de transcendance. La religion est devenue ridicule, non pas qu’elle soit disqualifiée en soit par Verhoeven pour des raisons de croyance, mais parce qu’elle a perdu la compétition impitoyable lancée par le monde marchand. Ainsi l'ex-petite amie de Rien se réfugie dans la secte chrétienne non pas parce qu'elle a eu une révélation, mais parce qu'elle a été éconduite et se retrouve donc dans le camp des perdants. Sexe, argent et gloire (compétition) forment la nouvelle trinité.

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La force naïve et brutale de Verhoeven est de prendre acte de cet état de fait, en levant le voile d’hypocrisie qui le recouvre. Car cette société maintient des tabous pour cacher sa véritable nature (parmi lesquels, celui de la représentation du sexe, ou des effets impitoyables de la compétition de tous contre tous). La première scène à faire éclater cette contradiction survient alors que les trois amis sortent d’une boîte de nuit, avec leurs conquêtes respectives. Deux d’entre eux se retrouvent dans un immeuble désaffecté, claironnant leur intention de bien finir la soirée, sexuellement parlant. Problème : d’un côté une fille a ses règles, de l’autre c’est le garçon qui demeure impuissant. Terrifiés à l’idée que l’autre couple n’entende pas le bruit triomphant de leurs ébats, chaque couple décide de simuler l’orgasme à grands cris. Et de se congratuler, et de se taper sur l’épaule à la sortie du couloir. Ou quand l’impératif de jouissance, la performance-consommation sexuelle deviennent des normes sociales et se heurtent à la réalité du sexe, que l’on peine à aligner sur un horizon pornographique.

 

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Et Verhoeven feint de se comporter comme un idiot, qui a bien intégré cet horizon, mais à qui on a oublié de dire que c'était mal de le montrer trop ouvertement. Cependant Il faut préciser ici que son regard n'est pas pornographique au sens classique du terme ; c'est plutôt le monde qui se donne comme tel à ses yeux. A ce titre il est intéressant de comparer sa vision du sexe avec celle de Pasolini : ce dernier, après avoir dépeint un monde révolu où le sexe pouvait encore être naïf et innocent (la "Trilogie de la Vie"), a violemment rejeté ce rêve pour étaler l'horreur fasciste de la jouissance par la domination et l'humiliation dans "Salo" (1975). Pour Pasolini il s'agissait de dénoncer la défiguration anthropologique de l'Italie, brutalement transformée en société de consommation moderne dans les années 60. "Spetters" semble, lui, arriver longtemps après le désastre ; et sans aucun souvenir d'un autre monde possible. Ses post-adolescents crétins bâilleraient aux corneilles devant "Le Decameron", et ricaneraient devant "Salo" en mangeant du pop-corn. Enfants d' "Orange Mécanique", ils ne peuvent comprendre ce dont on leur parle. C'est sans doute pourquoi Verhoeven nous inflige une scène de viol homosexuel d'une brutalité inouïe, sur le personnage de Eef : car c'est pour lui le seul moyen de se révéler à lui-même. Constamment battu par son père, un protestant rigoriste, Eef est un hétéro surjouant toujours un peu trop la drague, s'en prenant un peu trop aux pédés. A force d'espionner et de racketter les prostitués homos qui opèrent dans les souterrains du centre-ville, il finit par être victime d'une vendetta par les plus forts d'entre eux. La scène de viol en réunion, à la limite du soutenable et en même temps grotesque, le "convertit" en lui révélant ses véritables penchants. Cette scène est donc difficile à accepter, car elle nous montre un viol aux conséquences "positives". Mais surtout elle nous dit : violence contre violence, tel semble être le fonctionnement de ce monde, et sa seule possibilité de jouir.

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Paul Verhoeven aurait pu s'en tenir là de son discours, en le délivrant sur un ton tragique, pour nous révulser. Or ce n'est pas du tout le cas. En effet le réalisateur nous choque, nous dérange surtout parce qu'il a la capacité d'en rire. Et ce rire provient non pas d'une attitude moqueuse et surplombante (ça, c'est le champion de motocross Gerrit, qui met en scène sa supériorité sur Hans à la TV), mais d'une ironie dévastatrice. Le problème c'est que cette ironie n'est même pas désespérée, car il est clair que Verhoeven n'a pas de croyance ou de nostalgie d'un monde meilleur à opposer à celui-ci. Il tire seulement sa force, son énergie, de cette violence absurde qu'il révèle contre elle-même. On peut voir là un esprit "punk", joyeusement nihiliste ; en témoigne cette scène horriblement drôle où un bon père de famille balance ses oranges sur la route, sans voir qu'elle arrivent droit dans la figure de Rien, en pleine accélération sur sa moto. Faisant une embardée, le pauvre atterrit dans un ravin et se fracasse l'entre-jambe sur une borne. Fini le sexe, finie la gloire... dans une sorte de remake du gag de la peau de banane.

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Tous ses excès (gore, sexe, violence) et son ironie débridée ont valu à Verhoeven le surnom de "Hollandais fou" (en même temps qu'un ticket pour Hollywood, en forme d'exil). L'expression est intéressante, surtout pour le deuxième terme, à condition de le prendre dans son acception moyen-âgeuse : car Verhoeven est bien ce "fou du roi", qui sait divertir comme personne, tout en glissant des commentaires au vitriol dans son spectacle. Ce talent particulier explosera dans "Robocop" et surtout "Starship Troopers", sommet d'ironie anti-fasciste, réalisé au coeur du cinéma Hollywoodien et de sa propagande la plus grossière.
Punk ou fou du roi, Verhoeven fait preuve en tout cas d'un esprit totalement irrecevable pour les belles âmes humanistes, comme pour les extrémistes en tous genres. Et après tout c'est peut-être la qualité principale du cinéaste, que de nous délivrer des niais comme des purs.

Jean-Paul Lançon

 

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Spetters un film de Paul Verhoeven (Pays-Bas, 1980)

On peut voir "Spetters" en Bluray (édition allemande) ou DVD (édition anglaise).

Crédits images : Koch Media (photogrammes du film) / Droits réservés (Paul Verhoeven)

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