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R é t i n e s
16 juin 2023

La mort du cinéma, suite et fin

Par Jean-Paul Lançon

Depuis le temps qu’on nous l’annonçait, depuis le temps qu’on nous tartinait les écrans de récits apocalyptiques,, depuis que l’ogre Netflix dévore ce qu’il nous reste de cerveau disponible avec un flux ininterrompu de séries addictives, et plus généralement, depuis que tous les 10 ans depuis 100 ans chacun déplore sa fin, on peut dire que ça y est, cette fois-ci c’est la bonne : LE CINÉMA EST MORT.

Terminator 2

Cette évidence s’impose depuis deux ruptures technologiques brutales : le numérique et l’IA.

Le numérique ne fait pas que modifier l’ontologie du cinéma chère à André Bazin, à savoir que l'on passe de l’empreinte analogique du réel (avec la pellicule), à un échantillonnage qui devient une image calculée de la réalité filmée et non plus une restitution lumineuse (miraculeuse). Dans les faits, en tant que spectateur, ce changement de technique de captation du réel affecte peu notre perception du film. Par exemple, tout le monde a cru que First Cow (Kelly Reichardt, 2019) avait été tourné en 16mm, alors qu'il s'agissait d'une caméra numérique. Non, le véritable problème c’est que cette image ne peut plus vieillir, ne peut plus se dégrader, de même qu'un calcul ne saurait « mourir » — hypothèse absurde mais révélatrice.

On connaît l’argument habituel des experts, lesquels prêtent au 35mm une durée de vie largement supérieure à celle d’un fichier sur disque dur. Mais il s'agit d'un raisonnement purement fantasmatique : quoiqu’on fasse, la pellicule se dégrade, même lentement, même sur un siècle ; vient alors le moment de la dupliquer si nécessaire (perte de génération) ; ou au mieux de la restaurer, comme un vieux tableau. En revanche l’information contenue sur un disque dur peut, elle, être dupliquée à l'identique et à l’infini ; au pire, elle sera perdue ou effacée, mais c'est un autre problème, et assez simple à éviter.
Encore une fois, il est vrai que le spectateur n'a que faire de cette distinction entre les supports. Mais que se passe-t-il lorsque je regarde, par exemple, un film de Buster Keaton ? Je veux dire, en-dehors de mon admiration pour l’œuvre, que se passe-t-il de manière sous-jascente, inconsciente, viscérale, au plus profond de moi ?

Fondamentalement, je crois que deux émotions m’étreignent : premièrement, je mesure tout le temps que ce film a mis pour venir jusqu’à moi, parce que la pellicule en témoigne (elle est abîmée par le temps) ; deuxièmement, je comprends que Buster Keaton est mort.

Et je repense à cette merveilleuse et scandaleuse initiative de Quentin Tarantino, collectionneur de films 35mm et heureux propriétaire du cinéma New Beverly à Los Angeles. Sa démarche n’est pas de conserver jalousement ses films dans des caves réfrigérées, contrôlées par la Cinémathèque Française et approuvées par le CNC. Non, il projette ses films en salle, et veut, je cite, que ses « films meurent dans son cinéma ». Quel beau geste ! Comme cela témoigne d'une véritable compréhension de la nature du cinéma argentique ! Et cela n'est nullement contradictoire avec une volonté de conserver ces films par ailleurs, en les numérisant le plus fidèlement possible, pour en garder une mémoire ; mais c’est autre chose, comme un épais vernis qui rendrait immortel un objet original, mais nous empêcherait à jamais de le toucher à nouveau.

Maintenant revenons sur le fait que « Buster Keaton est mort ». Ce qui me touche, ce n’est pas tant le fait qu’il ait disparu, son corps ou sa personne. Non, de manière plus subtile, ce qui est « mort », ce qui a disparu, c’est le moment précis retenu sur la pellicule à chaque plan, et qui s’est produit de façon absolument unique et non-reproductible. Je ne parle pas de la capacité à reproduire des images ou à les copier en quantités industrielles. Je parle de cette prise de vue qu’on a retenue plutôt qu’une autre, parce que dans celle-ci plus que dans celle-là, il est arrivé quelque chose de vrai ou de beau et dont on n’a pas totalement maîtrisé l’agencement (1) : un nuage est passé au bon moment, le chien a fait une drôle de roulade, Buster a chuté de façon spectaculaire. On peut refaire la prise cent fois, on aura cent moments avec cent petites différences. Et lorsque je vois ce film je sais que ce moment est arrivé une fois, et une seule, et que je ne peux pas le ressusciter sauf par cette empreinte lumineuse qui est le cinéma et qui est le témoin vivant de cet instant passé, révolu, advenu une seule fois et pour l'éternité, et qui a fait dire à Jean Cocteau que « le cinéma est la mort au travail » (autrement dit, le temps). Au fond le cinéma ne cesse de nous dire que tout se dérobe et disparaît, mais au lieu de nous attrister, il nous fait comprendre ou plutôt ressentir que c’est la condition même de la vie — c'est ce qui fait toute la beauté d’être en vie.

Et donc à ce stade, il semble qu'une caméra numérique reconduise tout à fait ce geste cinématographique de saisissement du réel et du temps. (Que le support des images soit immortel a finalement peu d'importance.)

Maintenant, je repense à cette émission de Thierry Ardisson, Hôtel du temps (2022). Le principe est de faire revenir à l’écran de grandes personnalités décédées telles que Lady Di, Coluche, Gabin, etc. afin de les filmer en grande conversation avec l’animateur. L’entreprise a plutôt échoué en termes d’audience, et techniquement, les doublures numériques sont perfectibles. Il fallait cependant écouter Ardisson, en interview, rêver à haute voix des promesses offertes par ces nouvelles images : bientôt je pourrais enfiler un casque VR et retrouver ma grand-mère dans le metaverse, pour discuter du secret de sa recette de pot au feu. Il fallait voir ce vieux vampire aristo-décadent s’extasier sur la possibilité (même encore balbutiante) d’enfin se débarrasser de la mort. Vieux fantasme de vieux vampire qui pense que la mort empêche la vie, alors qu’elle en est la condition ! Et il fallait en réalité sentir la véritable odeur de mort qui flottait sur ces images de François Mitterrand, Dalida ou Marlène Dietrich, cadavres mal ranimés, dont la puanteur traversait les paillettes pixellisées. Et il me vient cette idée qu’au fond, pour qu’une telle entreprise réussisse, ce n’est peut-être pas à des êtres humains qu’il faudra en confier la tâche. Avec les meilleurs VFX supervisors du monde, il restera toujours cette petite imperfection qui vient trahir la nature et l’origine des effets. D'ailleurs, ces effets qu'on appelle aujourd'hui « visuels » (et plus « spéciaux ») vieillissent eux aussi, et, avec la patine du temps, acquièrent leur charme, dès qu’on les reconnaît comme tels (oh ! un fond vert mal détouré — oh ! une démarche ratée — oh ! uncanny valley...). Non, pour évacuer le dernier résidu de cette charmante imprécision, il suffisait d’attendre que l’image calculante devienne suffisamment autonome, pour travailler et atteindre toute seule la perfection recherchée — j’ai nommé ici le recours à la fameuse IA, « Intelligence Artificielle ». (2)

En fait, ce n’est pas seulement devant la caméra qu’il faut se débarrasser définitivement de l’humain (cf. les films Marvel), c’est aussi et avant tout derrière.

James Cameron est probablement le cinéaste le plus visionnaire à cet égard, qui dès 1991 avec Terminator 2 met en scène presque littéralement le passage de flambeau entre deux types de corps, l’un d'essence mécanique (le robot Terminator classique ou T800), l’autre d'essence numérique (le T1000) — soit le passage du vivant (le robot, humanisé, peut mourir) à l’immortelle reconfiguration de l’image calculée (le robot liquide ne peut être tué, au final on doit d'ailleurs le dissoudre). Film charnière et chef-d'œuvre de son auteur, Terminator 2 a, bien plus que le Jurassic Park de Spielberg (1993), théorisé et figuré le passage d'un cinéma à un autre.

L'arrivée de nouvelles technologies s'accompagne toujours de nouvelles menaces en même temps que de nouvelles promesses. En 2009 Cameron choisit son camp et annonce tranquillement, avec son nouveau blockbuster, que le cinéma n’aura plus besoin d’êtres humains, seulement d’« Avatars ». La voie est ouverte pour produire des images photo-réalistes qui ne sont pas le résultat d’une prise de vue, mais d’un calcul intégral. (Comme d'habitude, on testera d'abord sur des animaux, avec Le Roi Lion de Jon Favreau en 2019.)

Au passage, on notera que la démarche disruptive de Cameron va de paire avec l’arsenal immersif de son film, qui relança la mode de la 3D (adjointe au 48 images par seconde pour Avatar 2 dix ans plus tard). C’est-à-dire qu’il faut non seulement supprimer (annuler ?) la nature humaine de ce qui est représenté à l’écran, mais il faut dans un même mouvement neutraliser toute capacité des spectateurs à se sentir exister les uns les autres en face de cet écran. Derrière le plastique de ses lunettes 3D, chacun est absorbé dans sa bulle immersive, en fusion avec l’image (qui cesse donc d’être une représentation puisqu’on supprime toute distance), comme verrouillé dans un programme de sensations dont il n’est pas prévu qu’il puisse s’extraire.
Les Avatars 3, 4, 5, 6… sont d'ores et déjà en cours de production, inscrits sur les « line up » de sortie des films produits par Disney, et dont la simple consultation donne le vertige depuis quelques années : soit un alignement interminable de suites et remakes, où dominent évidemment les films de super-héros, pour les dix ou vingt ans à venir.

Il n’est absolument pas nouveau que Hollywood cherche à exploiter ses succès et à les décliner ad nauseam. Cela a toujours été le cas, même si l’apparition des franchises date plutôt des années 80 (Star Wars, Rocky, Rambo, etc.).

Ce qui est nouveau, c’est que, dans une période que l'on compare volontiers à celle de la fin des grands studios dans les années 60 (concurrence de la TV et fuite en avant dans des productions pharaoniques, exemplairement Cléopâtre en 1963), la promesse de renouvellement se fait non seulement attendre (depuis dix ans, les super-productions de super-héros continuent à engranger les super-succès), mais en prime, ce renouvellement pourrait bien ne jamais avoir lieu ! Et cela en vertu de la révolution technologique naissante liée à l'IA.

En effet, il se dit en plaisantant qu'il sera bientôt possible de générer un nouvel épisode de Game of Thrones en quelques minutes grâce à cette baguette magique. Mais d'une certaine manière, ce temps est déjà là ! — du moins dans la manière de concevoir ces films (ces contenus ?). Il n’y a absolument aucune raison pour que l’ IA ne puisse pas prendre le relais d’une standardisation déjà extrême, à tous points de vue, de la production hollywoodienne (storytelling, imagerie, acteurs…). Déjà quelques petits films apparaissent ça et là, dont la forme balbutiante laisse entrevoir la rapidité avec laquelle la machine va pouvoir composer de manière autonome des images photo-réalistes qui n’auront été ni tournées, ni retravaillées par des êtres humains. (3)

On entrevoit déjà un nouveau rapport de consommation à ces contenus audiovisuels : le spectateur deviendra son propre scénariste et metteur en scène. Il lui reviendra de savoir passer commande. Tout un éventail de possibilités s'offrira à lui, du moins à l'image de l'enseigne Subway qui propose de composer son propre sandwich, pour toujours arriver à la même food immonde. De même que l'on arrive aujourd'hui à générer des images fictives de Marine Le Pen partageant un kebab avec Emmanuel Macron, on pourra commander demain une série distrayante à la Bienvenue chez les Ch'ti, dans laquelle Le Pen découvre les vrais gens du Nord et mange des frites avec Macron (ou Dany Boon). Et si vous n'avez pas d'idée ce soir, ne vous inquiétez pas, l'agent conversationnel en trouvera une pour vous. (4)

D'un autre côté, les plus doués dans l'art de la ligne de commande développeront peut-être ce qu'il conviendra d'appeler de véritables œuvres d'art (on le voit déjà dans le domaine de l'image fixe avec Midjourney). Ce « prompt art » déjà monnayé à prix d'or deviendra certainement l'apanage des petits malins de l'art contemporain ou des créatifs travaillant dans la pub ; étrange pouvoir démiurgique que de donner chair ou plutôt image à sa propre parole, sans passer par la case travail.

A la limite, le cinéma-IA finira peut-être par nous surprendre le jour où cette dernière parviendra réellement à la conscience (au lieu d'agréger intelligeamment une matière pré-existante), et nous offrira le point de vue d'une machine pensante. Nul ne peut prédire ce qui en résultera, mais il est sûr que le cinéma qu’elle produira n’aura pas, ontologiquement, de rapport avec celui du XXème siècle.

En attendant ce jour incertain, nous devons nous rendre à l'évidence : il n’y aura pas de fin à Star wars. Il n’y aura pas de fin à Indiana Jones. Ni à n’importe quelle autre franchise dont on pourra toujours réactiver le potentiel commercial après une pause de quelques années. En 2060, des vieillards de 80 ans arboreront fièrement un T-shirt Retour vers le futur au fin fond de leur EPHAD dans le fin fond de la diagonale du vide de la France.

The death of cinema

Ci-dessus, une image générée par l'IA Craiyon, à partir du prompt : "La mort du cinéma". Outre quelques sièges écrasés au premier rang, on notera l'absence de projecteur dans cette salle de cinéma aux allures de fin du monde.

On m'objectera que tout ceci ne concerne « que » le cinéma commercial américain et ses divers avatars (sans oublier la TV et les plateformes). C'est tout à fait vrai et le cinéma tel que nous l'entendons continuera sûrement à exister, à la marge, avec de (tout) petits moyens. Ce qui disparaîtra tout à fait (mais le processus est déjà engagé, sinon presque accompli), c'est le cinéma en tant que divertissement de masse, qui pouvait en même temps être un art : regarder les êtres humains et le monde avec singularité, et des moyens possiblement spectaculaires, et partager cette singularité et ce spectaculaire avec le plus grand nombre. Cette période est révolue.

Certains se réjouissent donc, à l'instar de François Bégaudeau, d'une grande clarification à venir, avec une sorte de scission définitive entre le cinéma commercial (entendez capitaliste) d'une part, et d'autre part l'avènement d'un cinéma contraint à la pauvreté, à l'ascèse, et donc à une épure, pour ne pas dire une forme de pureté, dans une sorte de mysticisme chrétien qui semble sorti de la cuisse du Rossellini d'après-guerre (Les Onze Fioretti de François d'Assise...).

Mais plus profondément, le choc technologique qui s'annonce semble surtout vouloir rejouer le bouleversement lié à l'arrivée de la photographie au XIXème siècle. Comme on le sait, cette dernière a « libéré » la peinture de son assignation à reproduire fidèlement la réalité (exemplairement : le portrait ressemblant), en offrant une reproduction mécanique parfaite, simple et instantanée. Le parallèle avec l'IA est plus que troublant : elle est clairement en train de prendre en charge la peinture de mondes réalistes et fantasmatiques. Et de fait, il ne pourra rester au cinéma, comme singularité, que sa capacité à enregistrer / témoigner du réel. L'image-IA, en revanche, ne pourra jamais dire : « j'ai enregistré ce moment ».

La question désormais est de savoir qui, parmi nous, devant la déferlante naissante d'images photo-réalistes,  prendra la peine de connaître leur origine (enregistrement pur du réel ? retouche ? trucage ? IA ?) ; bien peu et, face au bombardement d'images qui saturent nos rétines, il ne nous reste, me semble-t-il, plus que le choix des larmes.

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(1) Remarque lumineuse de Serge Daney dans Itinéraire d'un ciné-fils (Regis Debray, 1992) : « pour faire du cinéma il faut de la maîtrise, mais pas trop. »

(2) De fait, Hôtel du Temps a déjà recours à de l'IA, mais partiellement.

(3) Un bel exemple d'image calculée : Paragraphica, l'appareil photo (bientôt caméra ?) sans objectif ni pellicule.

(4) Joe Russo (Avengers : Infinity Wars & Endgame, 2018-2019) sur le site du Collider : « Avec l'IA, on pourra obtenir un film très réussi avec un avatar qui imitera votre voix à côté de Marilyn Monroe. Et une histoire personnalisée de 90 minutes avec qui on voudra…»

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