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R é t i n e s
18 mai 2017

Situation critique #2 / Un entretien avec Charlotte Garson

 

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SITUATION CRITIQUE #2

 

 Suite de nos entretiens consacrés aux critiques de cinéma contemporains. 

Après Jean-Baptiste Thoret, voici Charlotte Garson, qui fut rédactrice aux Cahiers du cinéma de 2001 à 2013, collabore toujours à la revue "Etudes", et participe régulièrement à l'émission "La dispute" sur France Culture. Auteur de 3 livres sur le cinéma ("Amoureux", "Jean Renoir" et "Le cinéma hollywoodien"), elle est également intervenante dans plusieurs structures dont la Cinémathèque française et le Forum des images.

Elle présente actuellement un ciné-club consacré à la comédie romantique américaine au Centre des arts d’Enghien.

 

Entretien réalisé le 15 mars 2017 par Jean-Paul Lançon

 

R é t i n e s : Charlotte Garson, quel a été votre parcours, comment êtes-vous devenue critique de cinéma ?

Charlotte Garson : J’étais très cinéphile dans l’enfance, mais pas dans l’adolescence. En revanche, je situe ma pulsion critique dès le collège. En classe de 3ème, ma professeure avait noté : "A quelle branche de la critique vous destinez-vous ?". C’était certes pour des rédactions, des essais littéraires, mais le geste critique était là. Le fait de considérer le cinéma comme un objet d’étude ne m’est pas venu tout de suite. Après un DEA de lettres modernes, c’est en faisant un voyage d’études à New-York, où j’avais une bourse pour l’université de Columbia, que j’ai décidé d'étudier le cinéma, mais, née en 1975, je suis un peu la dernière génération de critiques à avoir fait plutôt des études littéraires. Néanmoins, pour mon D.E.A de lettre modernes, j’ai travaillé sur Roland Barthes, qui est quand même un critique "culturel" aussi bien que "littéraire".

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Charlotte Garson, lors d'une conférence au Forum des Images (2014)

R : Roland Barthes ne privilégiait-il pas la photo par rapport au cinéma ?

CG : Oui, Barthes parle  de la "linéarité du médium" et de l’ "empoissement" du fait que c’est référentiel. C’est-à-dire que pour Barthes, dans un film, on ne peut pas dire "il sortit un pistolet", on doit montrer tel pistolet. Barthes a lutté théoriquement contre le défilement de l’image en étudiant des photogrammes (on dirait des captures, aujourd’hui) ; il a aussi écrit sur le plaisir de la salle et de l’expérience de « sortir » du cinéma (1), bref, a priori, ce n’est pas du tout en lisant Barthes que l’on apprend à analyser les films, et les premiers articles que j’ai écrit, en 1999 je crois, sur Barthes et le cinéma pouvaient paraître incongrus. Pourtant, j'ai participé l’année dernière à un colloque de plusieurs jours sur Barthes et le cinéma (à l’occasion du centenaire de sa naissance, à l’Ecole Normale Supérieure)… Tout arrive.

R : Vous avez évoqué une cinéphilie d'abord développée dans votre enfance ; comment se traduisait-elle ?

CG : Aujourd'hui, par des lacunes ! (rires) N'ayant pas étudié des films à l’université à part quelques modules à New York, il y a un manque d’analyse que j'ai essayé de rattraper, de reconstruire. Mais c’est aussi ce qui m'a évité, peut-être, un certain formatage… 

Mais la cinéphilie "originelle" que l'on a vécue détermine évidemment les objets d’étude que l’on choisit : je n'ai pas été nourrie par les films contemporains, plutôt par des films classiques. J’habitais en banlieue sud sur la ligne qui allait au RER Luxembourg, et donc le mercredi je m’y rendais avec ma tante ou mes grands-parents. On prenait L’Officiel avec ma soeur et on lisait les résumés des « reprises »  dans le Quartier Latin. On a vu des films sous-titrés assez jeunes, des films américains dans les salles des cinémas "Action", les mêmes copies qui circulent aujourd’hui : McCarey, Hitchcock, Lubitsch, Hawks, Cukor, les comédies avec Cary Grant… Les films d’Hitchcock parlent très bien aux enfants, aux peurs, aux Oedipes, avec des métaphores énormes qu’on ne voit pas forcément. Finalement, c’est un peu triste de penser que j’en suis encore là ! (rires). Mais j’ai quand même vu quelques films qui sortaient dans les années 80 : "E.T.", "Amadeus", "A nos amours", "Le Rayon vert"… pour certains, des films un peu limite pour les enfants. 

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Le cinéma "Grand Action", rue des Ecoles à Paris.

"MA CINÉPHILIE TROUVE SON ORIGINE DANS MON ENFANCE"

 

R : Vous n’avez donc pas une cinéphilie biberonnée aux blockbusters US des années 80, prédominante aujourd’hui, avec les Spielberg, Zemeckis, "Les Goonies"…

CG : J’ai vu "Les Goonies" à sa sortie, je me suis même confectionnée une carte de membre de leur club ! Le fait que ma cinéphilie trouve son origine dans mon enfance a fait que je ne hiérarchisais pas. Adolescent ou jeune adulte, on fait des listes de ce qu’on préfère. Tandis qu’enfant, on "mange" les films : on peut voir un western doublé à la TV, Dallas, les films américains, les films français des années 50-60 à la TV avec Gabin, Signoret, ou les plus anciens, les Pagnol… J’ai vu quelques Spielberg dans mon enfance mais ce ne sont pas ces films qui m’ont marquée. Par exemple, je me souviens avoir vu "E.T." et de ne pas avoir pleuré alors que la fille à côté de moi était en larmes ! Il y avait peut-être déjà un travail critique. Jamais je ne me serais dit à l’époque que "E.T." était un chef d’oeuvre, ce que je pourrais admettre aujourd’hui. Spielberg est d’ailleurs devenu un classique alors que c’était un cinéaste commercial lambda, voire un peu détestable dans le côté impérialiste américain, un cinéma de grosses ficelles. Les critiques de l’époque étaient d’ailleurs assez féroces…

R : Vous étiez donc plus "littéraire" dans votre parcours. 

CG : Oui et de mon point de vue l'activité critique est avant tout une activité d'écriture.

R : Venons-en à vos premières expériences de critique de cinéma : à la fin des années 90 vous avez écrit sur le site cinefeuille.org, donc d'une certaine manière vous avez devancé le déplacement plus récent de la critique sur internet. 

CG : En fait à l'époque, j'ai été à Londres pendant un an, où je me suis liée d'amitié avec une cinéphile partageant mon goût pour la littérature et le cinéma classique. Lorsque je suis partie l'année suivante à New-York, nous avons trouvé ce moyen, par la publication de textes sur internet, de rester en contact, de partager notre passion, et aussi tout simplement comme beaucoup de cinéphiles aujourd'hui, d’avoir un endroit où écrire. Car sans avoir cette visée de publication — même confidentielle— je ne pouvais pas me lancer dans l'écriture.

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Captures du site "cinefeuille.org" en 2003 (via archive.org)

 

"DÉCRIRE AVEC DES MOTS UN OBJET AUDIO-VISUEL"

 

R : Pourquoi ne pas avoir cherché à écrire dans un fanzine ou équivalent papier ?

CG : Je n'en connaissais pas à l'époque. En général il s'agissait de trucs de garçons sur le cinéma fantastique ; et moi je n'avais pas de culture de cinéma de genre. D'ailleurs pour moi aujourd'hui encore, le cinéma de genre est une sorte de nébuleuse mise à toutes les sauces, une catégorisation rédutrice, sauf à reconnaître que l’intérêt d’un genre est sa porosité aux autres genres.

Et donc mes premières publications n'étaient pas en fait sur le cinéma, mais sur Roland Barthes, sur des sujets littéraires ; mais avec quand même cette idée que la critique est un regard qu'on pose sur un objet, qu'on ose démonter pour l'analyser. C'est ce geste qui ensuite va s'appliquer au cinéma. Alors pourquoi le cinéma ? En ce qui me concerne, c'est lié à l'expérience de la projection elle-même, qui nous immerge dans un monde, nous transporte comme nulle autre, et nous laisse un peu "sans voix". J'ai donc besoin de l'écriture pour m'en extraire, pour comprendre ce que j'ai vu. C'est un vrai défi, c'est même assez douloureux. D'autant plus que contrairement à la critique littéraire qui utilise des mots, comme son objet, la critique de cinéma ne peut s'exercer avec des images. Il y a une difficulté incroyable à décrire avec des mots un objet audio-visuel, c'est vraiment cela qui est au cœur du geste critique. 

R : Peut-être faudrait-il inventer une écriture "audio-visuelle" de la critique de film ?

CG : Oui, c'est un peu ce qu'on a cherché à faire aux débuts du DVD, dans les bonus, avec par exemple la voix off du critique par dessus-les images, mais il reste le problème de la bande-son qui est alors inaudible... il y a une dizaine d'années Alain Bergala avait présenté un logiciel appelé "Lignes de temps" au Centre Georges Pompidou. C'est un système d'annotation des films en cours de visionnage. Mais je crois qu'il n'a servi que dans un cadre universitaire ou expérimental. 

Sinon il y a un autre medium possible pour la critique qui est la radio, et plus généralement l'oralité. Mais nous y reviendrons. 

R : Revenons sur votre parcours. 

CG : À New-York, j'ai fait des stages au Moma, où j'écrivais des notes de programme pour leur cinémathèque. À mon retour en France je voulais être programmatrice à la cinémathèque française. Mais ils étaient en plein déménagement et personne ne m'a répondu. Pour moi c'était donc ensuite naturel de m'adresser aux Cahiers du cinéma car ils représentaient, à mes yeux, "la critique". 

R : Pourquoi pas Positif ?

CG : Je ne sais pas. J'étais abonnée aux Cahiers, lectrice assidue, ils avaient même publié certaines de mes lettres. Donc il y avait une forme de dialogue qui s'était instauré — au passage le courrier des lecteurs n'existe plus aujourd'hui, et cette possibilité de dialogue s'est perdue. Quant à Positif, je ne suis pas sûre de l'avoir lu !...

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"LE CINÉMA EST D'ABORD UN ART RÉALISTE,

UN ART DE LA RÉVÉLATION ANALOGIQUE"

 

R : Est-ce que vous vous inscrivez dans une lignée critique qui remonterait donc à André Bazin ?

CG : Oui mais je ne l'ai compris qu'au fur et à mesure, de manière intuitive. Je constate qu'effectivement je pars moi aussi de cette idée que le cinéma est d'abord un art réaliste, un art de la "révélation analogique". Donc Lumière plutôt que Méliès, Renoir plutôt que Kubrick... pas des "créateurs de monde", en fait. C'est pourquoi j'ai du mal avec les cinéastes qui ont un univers clos, même Tati part exemple — je peux reconnaître son intérêt, l'analyser et reconnaître sa valeur, mais je ne peux pas dire que j'aime. Je suis peu portée sur les univers échafaudés de toutes pièces.

Bref, au bout d'un certain temps, on se rend compte qu'il y a un certain courant du cinéma, et même une certaine tradition catholique de critiques qui part de cette vision du cinéma comme medium analogique et révélateur, au sens du voile de Véronique (2). 

R : Y a-t-il un lien avec votre collaboration à la revue catholique Études ?

CG : Vers le milieu ou la fin des années 90, lorsque j'étais étudiante, je lisais beaucoup de revues, grâce aux bibliothèques universitaires et municipales. Et dans la plupart des revues il y a une rubrique cinéma, même si ce n'est pas leur thème principal ? J'ai découvert les articles de Jean Collet pour la revue Études ; je ne savais pas encore bien qui c'était, mais j'aimais ce qu'il écrivait. Plus tard j'ai appris qu'il avait joué un grand rôle dans les Cahiers du cinéma (période pré-68). Et donc il continuait à écrire, en même temps qu'il enseignait. 

Études est une revue fondée par les jésuites. Il y a une rubrique théologique. Moi je suis athée... Se posait donc la question du "risque" idéologique. Mais c'est une revue culturelle, de société, qui parle aussi de géopolitique. Il y a des notes de lecture, des rubriques sur l'art...

Et j'ai donc découvert cette tradition de la critique catholique, dans laquelle je me suis retrouvée en partie. Grâce aux écrits de Collet, j'ai compris des choses sur le catholicisme, que j'ignorais jusque-là.

Je pense quand même qu'il y a un lien entre le rapport à l'image qu'ont les catholiques, et le cinéma ; on le voit bien chez quelqu'un comme Scorsese par exemple (voir son dernier film "Silence"). Et cela produit un regard spécifique sur le cinéma, qui n'est pas l'application d'un dogme ou l'exigence de canons esthétiques conformes au catholicisme. En effet, le plus intéressant chez Bazin par exemple, ce n'est pas la dimension "catholique" de son regard sur le cinéma, mais plutôt la notion d'impureté, aussi bien concernant le medium, que l'activité critique qui l'accompagne. À savoir qu'on peut à la fois écrire 3 lignes pour L'Officiel des spectacles, 30 lignes pour un journal quotidien, ou 300 pour les Cahiers, sans avoir à concéder quoique ce soit sur le fond de sa pensée. C'est une chose que j'ai vécue. Ce travail d'adaptation et de reformulation, pour s'adresser à tel ou tel type de public. Je l'ai fait pendant des années, en écrivant par exemple une version de mon texte pour un bulletin à destination des avocats (Les Petites Affiches) et une tout autre version pour Études. C'était très formateur de tout reprendre à zéro à chaque fois. 

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Quant à mon expérience aux Cahiers, c'était plutôt un "sacerdoce", pour filer la métaphore. En effet il y a un surmoi très imposant lorsqu'on écrit pour eux, avec cette histoire prestigieuse qui est la leur. Ce qui m'a conduit un moment à surjouer tout un vocabulaire (période "Burdeau"), vocabulaire souvent emprunté à l'entourage — et qui ne vieillit pas  très bien d'ailleurs. On jargonne, on complique inutilement les choses. Et puis il y a aussi tout ce qui va avec l'univers de la revue : les réunions interminables, les innombrables projections... toute une activité, très intense, dont les lecteurs ne voient que la pointe, une fois les textes produits.

 

"IL Y A UNE GRANDE PRÉCARITÉ LIÉE A CETTE ACTIVITÉ"

 

En outre il y a une grande précarité liée à cette activité ; ainsi aux Cahiers, tout le monde est payé (contrairement à Positif), mais tout le monde est pigiste, et la quantité de travail varie énormément. Et c'est donc devenu ma vie, ayant accepté cette condition, que de travailler toujours à droite à gauche, en fonction de la demande. Je pense que cela correspond bien à mon éclectisme de base. Voilà pourquoi je n'ai pas de spécialité en tant que critique. Et au fond, c'est bien un choix personnel — c'est même pour moi ce qui définit le travail critique : pas une analyse universitaire (même si cela peut s'en inspirer), pas une parole institutionnelle, ni didactique. C'est pour tout le monde. Donc il faut se faire comprendre des amateurs comme des gens éclairés. Pour moi la critique est dans cet entre-deux.

En plus, il faut assumer tout ce qu'on écrit, il y a notre signature en-dessous, et on peut nous le ressortir dix ans plus tard ! La preuve avec "cinefeuille.org" que je pensais disparu et que vous avez retrouvé sur "archive.org" (rires). 

R : Vous avez beaucoup pratiqué aussi, et vous continuez à le faire, l'intervention en salle (lycéens au cinéma, ciné-clubs). Ce qui amène la question suivante : pourquoi en arriver à prendre la parole dans ce contexte, pour défendre des films ou une vision du cinéma ?

CG : La question c'est de savoir si la critique peut s'élaborer dans la parole elle-même. J'imagine que les profs doivent connaître ce genre de processus où la pensée se construit en direct, oralement. Personnellement j'ai commencé à pratiquer cette forme de critique en animant des émissions de cinéma sur la radio étudiante Radio Campus Paris. C'est là que j'y ai pris goût. Il y a ce risque du direct qui te force à penser là, tout de suite, sans possibilité de recul ou de relecture. Et j'ai aimé cette sorte d'adrénaline, de performance. L'aspect éphémère, léger. Car normalement ce genre de chose n'est pas enregistré, donc ensuite c'est oublié, on passe à autre chose (certes ça change avec internet aujourd'hui).

Charlotte - France Culture

Charlotte Garson à France Culture

Ensuite l'autre question, celle du ciné-club, liée au fait de montrer des films qu'on aime : je crois qu'on a besoin de transmettre quelque chose, de faire passer les raisons pour lesquelles ces films vivent encore, très intensément. Et d'avoir en face de soi les gens à qui l'on s'adresse directement. À ce propos la fille de Jean Vigo me disait qu'à chaque présentation de "L'Atalante", elle revoyait toujours le film avec le public [Luce Vigo, décédée le 12 février 2017, NDLR]. Je crois que c'est en effet une partie importante de ce travail. J'aime beaucoup vivre ce moment de la projection avec les spectateurs, non pas pour écouter leurs réactions, mais pour participer avec eux à ce moment essentiel de l'expérience-cinéma. 

R : Il y a aussi le risque de la réplique, car les spectateurs ne sont pas comme les lecteurs, ils peuvent réagir en direct à vos propos. 

CG : En fait, oui et non. Au fond c'est quand même au critique d'apporter le principal, il est payé pour cela. C'est d'ailleurs ce que la plupart des spectateurs attendent, mais certains aiment en revanche le débat socio-culturel, lequel n'a rien à voir.

R : J'ai l'impression qu'il y a aujourd'hui une réelle demande pour le discours "érudit" dans tel ou tel domaine. On le voit notamment avec les podcasts ou sur YouTube, avec le succès des chaînes spécialisées, et les commentaires que cela engendre.

CG : En même temps je trouve que ce qui a lieu en public ne devrait pas être enregistré, car on perd vraiment la raison d'être première de l'intervention, qui est en partie improvisée.

 

"LE CINEMA DE GENRE PRODUIT DES UNIVERS FERMÉS"

 

R : Bien sûr mais en même temps il y a une demande du public pour un accès simplifié à la culture, et à des idées complexes qui nécessiteraient beaucoup de lectures. Il y a un appétit pour un savoir vulgarisé, qui passe donc par une forme de transmission un peu sauvage ou informelle, mais facile d'accès. Cela nous amène peut-être aussi à la question du changement de société et de la place accordée au cinéma aujourd'hui dans cette société. Quelle place reste-t-il au critique de cinéma dans ce monde-là ?

CG : Je crois que c'est lié à ce type de cinéma que je n'aime pas beaucoup — le cinéma dit "de genre", qui produit des univers fermés et des "fans" mais pas de sentiment collectif au sein de la société. Ce qui m'intéresse en tant que cinéphile et critique de cinéma, c'est quand même l'articulation avec la vie. Ce qui ne veut pas dire, attention, défendre des "films sociaux", mais une certaine approche du réalisme, très large. Il faut un rapport avec le monde réel.

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R : D'après vous, le triomphe de ce cinéma de genre, avec par exemple les films de super-héros hollywoodiens, favorise le rempli dans des "bulles" cinéphiles étanches les unes aux autres ?

CG : Oui, pour la plupart, ce sont des entreprises tellement cyniques, qu’elles n’ont plus la capacité de fonctionner à plusieurs niveaux (allégorique aussi), et de constituer des événements, des épiphanies artistiques, des faits de culture saillants. Mais il y a plein d’exceptions.  Mais je ne demande pas du tout au cinéma d'être un reflet de la vie, ou truc "sociologisant"... Simplement il ne doit pas à mon sens être coupé de la vie. C'est le cinéma ET la vie. C'est un entrelacement qu'il faut, et ne pas basculer complètement d'un côté (cinéma de "genre") ou de l'autre (cinéma "social"). Pour moi Renoir est un de ceux qui ont le mieux réussi cet équilibre. Lui-même a avoué qu'il a eu ses crises de réalisme et ses crises d'artifice... en tout cas le cinéaste-démiurge ne m'intéresse absolument pas.

R : Mais au fond le cinéma étant aussi un produit de la société, est-ce qu'il peut y avoir un Renoir aujourd'hui ? N'est-ce pas lié au contexte socio-historique ?

CG : C'est vrai que les nouvelles technologies actuelles (smartphones, internet) favorisent un certain repli des gens sur eux-mêmes. On peut très facilement s'enfermer dans sa bulle, et de manière confortable et rassurante. Et on n'a pas besoin de critique puisqu'on se moque de l'avis des autres et des autres films. Mais la critique, elle, fait un pari d'ordre rhétorique : elle veut convaincre qu'elle cherche une forme de vérité de son objet, malgré la subjectivité qui est à l’oeuvre. Charles Tesson disait que tout texte critique est au fond "adressé", même s'il n'est pas rédigé comme une lettre. Aujourd'hui sur internet on trouve beaucoup de textes sur le cinéma auquel il manque cet élan vers l'autre.

 

"ÉCRIRE SUR UN FILM C'EST L'OBJECTIVER, LE DÉSACRALISER"

 

R : Dans ce contexte, est-ce que la cinéphilie ne devient pas aussi quelque chose de profondément nostalgique ? Par exemple vous me disiez que le meilleur du cinéma américain se situe pour vous dans les années 30-40... et qu'au fond on pourrait très bien s'en contenter...

CG : 1927-1961 très exactement (rires). Je suis d'accord pour la cinéphilie, elle peut être nostalgique, passéiste, penser que le cinéma était meilleur avant. Mais justement, écrire sur un film, c’est s’obliger à l'objectiver, donc à lui faire violence, pour le désacraliser, et lui enlever ce caractère de fétiche cinéphile intouchable.

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R : Entre découvrir "La La Land", film précédé par un buzz énorme, et redécouvrir "Chantons sous la pluie" dans une sublime copie restaurée, que choisiriez-vous ?

CG : Pour le plaisir et pour les échos émotionnels que cela me procure, je préfère aller voir le film classique. Sachant qu'une partie du plaisir, c'est d'être en terrain connu. Pour sortir de ce rapport confortable et un peu stérile au cinéma, il faut étudier le film, en faire un objet. Et le recul que l'on prend ainsi amène parfois à retrouver le plaisir initial qu'on a eu face au film. 

Cependant, d'un autre côté il est nécessaire de se confronter au cinéma contemporain, ou disons plus généralement à ce que l'on ne connaît pas d'avance. L'intérêt du cinéma c'est quand même aussi les rencontres inattendues, et même parfois l'incompréhension face à un film, ce qui peut te pousser à l'étudier et donc à t'enrichir de cette rencontre. Il faut donc parfois se faire violence. 

Et à l'inverse, les cinéphiles qui ne parlent que du prochain film à sortir, doivent se faire violence pour revoir les films du passé, qu'ils croient connaître ou qu'ils ignorent volontairement. 

 

(1) « En sortant du cinéma » de Roland Barthes

(2) Véronique, poussée par la compassion lorsque Jésus-Christ portait sa croix au Golgotha lui a donné son voile pour qu'il pût essuyer son front. Jésus accepta et, après s'en être servi, le lui rendit avec l'image de son visage qui s'y était miraculeusement imprimée (d'où la croyance dans le « voile de Véronique », à ne pas confondre avec le Mandylion et encore moins avec le Saint- Suaire). [Wikipedia]

Lire aussi : Situation Critique #1 / Jean-Bapstise Thoret 

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Crédit images : Twentieth Century Fox Corporation (Elle et Lui), LPLT CC 3.0 (Grand Action), Pascaline Bonnet (France Culture), Getty Images (Roland Barthes), Metropolitan FilmExport (Silence), Droits réservés

 

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