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R é t i n e s
14 mai 2015

Blind : un rêve éveillé (Eskil Vogt, 2014)

 

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BLIND DATE

Par Aurelio Cárdenas

 

Comment filmer le point d'un vue d'un aveugle ? Intuitivement, nous serions tenté de répondre, en ne filmant pas justement. En projetant une image entièrement noire, absente de toute impression de lumière. On se rend compte que cette solution cinématographique est en fait trop évidente en confondant l'handicap visuel (la défaillance de perception des rayons lumineux) avec une absence totale de représentation (le néant). Procédé illusoire et absurde sachant que les aveugles peuvent aussi percevoir des couleurs, des formes, des objets… En effet, une image demeure en premier lieu mentale (elle est constituée dans notre cerveau) et ne nécessite pas d'une impression sur la rétine pour exister. L'ouvrage de Sophie Calle "Aveugles", dans lequel des non-voyants décrivent sous forme de témoignage ce qu'ils "voient", en est d'ailleurs une très belle démonstration. En contre-exemple, il suffit de repenser également à l'ouverture totalitaire du mélodrame "Dancer in the Dark" (Lars von Trier, 2000). Le film nous impose un plan "noir" de plusieurs minutes censé nous identifier avec le personnage presque aveugle de Selma (rôle hystérisé par Björk). Etrange dispositif obscène que ces spectateurs "valides" regardant un écran noir afin "d'éprouver" les sensations d'une mal-voyante… En fait, une indication nous demandant de fermer les yeux devant le film aurait été tout autant, si ce n'est plus, efficace !

Cette problématique formelle sera donc au coeur de "Blind" dont le titre ne laisse pas de mystère sur sa thématique : "Aveugle"… Une thématique chère au 7ème art. En effet, tapez dans une base de données cinéma le mot blind et vous serez surpris du nombre d'occurrences. Sous ce titre, on découvre qu'il existe donc un "Blind" hollandais de 2007, un documentaire de Frederick Wiseman de 1987, un thriller sud-coréen de 2011, des dizaines de courts-métrages… Sans compter ses différentes déclinaisons ("Blindness", "Love blind…"). Regarder le non-voyant : telle est cette mise en abyme en négatif, un peu perverse, opérée par le metteur en scène et le spectateur. Par ses enjeux théoriques souvent convenus et prémâchés, le thème de la cécité attire naturellement les cinéastes en devenir du monde entier.

On ne s'étonnera pas qu'il s'agit d'un premier long-métrage, réalisé par Eskil Vogt (promotion FEMIS 2004), scénariste du surestimé "Oslo, 31 août" (Joachim Trier, 2011). Un peu trop artificiellement éthéré et poseur, ce film nous avait moyennement convaincu, mais demeurait toutefois un belle tentative dans le cinéma norvégien contemporain. "Blind" partage d'ailleurs avec "Oslo" le même cachet de film d'auteur "soigné" années 10 : image léchée, travail méticuleux sur les textures sonores, bande originale ambient, belle direction artistique tout en mobilier nordique … "Oslo 31 août" s'intéressait exclusivement à un personnage, celui d'un ancien toxicomane, devant faire face à ses démons intérieurs et extérieurs. Le schéma est quasiment la même dans "Blind" sauf que le personnage central est une jeune femme devenue aveugle, Ingrid (Ellen Dorrit Petersen - blonde diaphane, grave et juste). Malgré les demandes de son mari Morten (Henrik Rafaelsen), Ingrid ne quitte plus son appartement, craignant un monde extérieur devenu hostile. Tandis que les journées s'écoulent inlassablement, ses affres intérieures deviennent de plus en plus obsédantes…

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Revenons à notre question originelle : comment filmer le point de vue d'un aveugle (et sans tomber dans la facilité) ? Eskil Vogt choisit habilement de ne pas simuler la déficience visuelle en la (non-) représentant maladroitement dans quelques plans, mais d'user du montage et de l'art du récit pour mieux en décrire les tourments et les séquelles psychologiques. En effet, autant "Oslo, 31 août" était très linéaire dans son déroulement implacable, autant "Blind" brouille les points de vues en entremêlant plusieurs fils diégétiques et narratifs.

Car le film contient différents récits (ce qui rebutera sans doute les spectateurs les plus paresseux ou ceux n'appréciant pas les fausses-pistes). D'abord un "récit-cadre", celui racontant la vie d'Ingrid. Ce sont des scènes qui décrivent de manière clinique et objective le quotidien d'une aveugle : comment elle prépare son déjeuner (et oublie malencontreusement la porte du lave-vaisselle), comment elle appréhende chaque bruit suspect, comment elle choisit ses vêtements…   Mais le véritable point de départ de "Blind" trouve son origine lors d'un rituel quotidien d'Ingrid. Elle s'installe dans un fauteuil, devant une fenêtre du salon, en attendant que son mari rentre du travail. De manière sans doute intentionnelle, cette posture résonne avec celle de Jeff (James Stewart) dans "Fenêtre sur cour", lui aussi en "crise d'action". Immobilisé sur une chaise roulante et observant ses voisins dans les appartements en face, le suspense d'Hitchcock éclot à partir du regard de Jeff. Dans "Blind", le ressort dramatique est lancé par l'imagination d'Ingrid - sa projection mentale étant le seul raccord regard possible. Ingrid devient en effet elle-même narratrice d'une fiction (elle écrit une ébauche de roman) dont nous recevons les images, parfois hésitantes, et portée par sa voix-off. Les passages d'un récit à un autre s'opèrent donc sans transition comme de simples raccords de regard.
Cette rédaction d'un roman lui permet d'exorciser toutes ses angoisses et notamment sur son couple. Elle y décrit un homme à l'opposé de son mari, Einar, loser, asocial et fasciné par sa voisine, Elin.  On comprend rapidement que cette dernière correspond à l'alter-ego d'Ingrid puisqu'elle subit des périodes de cécité et revit des passages douloureux de sa vie. Comme si le même rôle était joué par deux actrices (avait-on revu pareil tour de passe-passe aussi justifié depuis "Cet obscur objet du désir" de Luis Bunuel ?).

Le noeud du film s'instaure véritablement quand le monde réel d'Ingrid entre en collision avec son monde fictif à travers des rêves ou des angoisses irrationnelles incontrôlables. C'est l'univers du "tout devient possible" : "Blind" mixe alors les deux premiers univers (réel et imaginaire) pour en créer un troisième de l'ordre du fantasme et de l'onirisme.  Dans ce troisième récit fantasmé, on y retrouve les scènes les plus abouties et jouissives du film  : le dialogue entre Morten et Einar dont l'espace permute à chaque champ / contre-champ, le dîner "blind date", au sens propre comme au figuré, de Morten et Elin, la réception orgiaque de Morten… Cet enchevêtrement narratif à la fois transparent et disruptif (on songe à certains montages d'Alain Resnais) n'est pas vain : il nous permet de pénétrer dans un esprit qui perd son emprise sur le réel. Le rapport au temps et à l'espace se situe alors constamment entre réalité et onirisme et finit par trouver un équilibre dans un entre-deux surréel. La proposition cinématographique de Eskil Vogt surpasse haut la main l'écueil décrit plus haut : aveugle au cinéma = écran noir. Pas mal pour une première réalisation.

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On en oublierait presque que la sexualité est le thème latent à "Blind" et qu'il est même le déclencheur de l'intrigue principale. En ne voyant plus son mari, Ingrid imagine qu'il la trompe (même quand il se trouve à ses côtés…). La libido du couple est fortement troublée : elle ne peut plus voir son propre corps, ni celui de l'autre, mais surtout elle ne peut plus exister comme objet de désir, ne pouvant plus percevoir le regard de l'autre sur elle. Sa danse entièrement nue derrière les fenêtres de son salon (une particularité des habitations nordiques : l'absence de rideaux !) est une tentative désespérée d'exister de nouveau comme femme désirable et sensuelle. Il est aussi intéressant de remarquer que le personnage masculin qu'imagine Ingrid, Einar, est décrit comme un obsédé des film pornos qui finit par basculer dans des pulsions purement voyeuristes et fétichistes - bref une sexualité scopophile. Eskil Vogt questionne donc aussi notre érotisme contemporain occidental entièrement dicté par l'oeil (les vidéos pornographiques, la publicité, la mode…).

Si ses intentions semblent trop systématiques et théoriques, "Blind" peut aussi se laisser regarder comme une prise de tête ludique à la Spike Jonze doublé d'un thriller erotico-psychologique de bonne facture. Le film demeure avant tout un exercice de style, ambitieux formellement, mais qui délivre aussi un discours conscient et hyper-actuel sur nos rapports sociaux.

Comme une intuition que Eskil Vogt sera un auteur nordique à suivre d'un oeil attentif...

Aurelio Cárdenas

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Blind un film de Eskil Vogt (Norvège, 2014)

 Sortie en salles en France le 29 avril 2015

 

Crédits photos: KMBO distribution

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