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R é t i n e s
29 octobre 2018

High Life (Claire Denis, 2018)

High life photo

GROUND CONTROL TO CLAIRE DENIS

Par Jean-Paul Lançon

Que vient faire la projection du dernier film de Claire Denis au Festival Lumière, dédié au cinéma classique ? Pas grand chose, si ce n’est, comme s’en est défendu Thierry Frémeaux, pour accompagner la présentation de quelques-uns de ses films restaurés ; ou bien est-ce l’inverse ? La question se pose, entre parenthèses, de savoir si les gens viennent pour photographier la personnalité ou bien pour écouter ce qu’elle a à nous dire (souvent pas grand-chose). Il n’est pas exclu qu’ils viennent tout simplement voire uniquement pour faire partie de l’événement, dont le film est un prétexte, et la mise en vitrine, la véritable raison d’être. 

Venons-en à la question qui nous préoccupe réellement : que vient faire ce film, High Life, dans le paysage cinématographique contemporain ?

Tout d’abord, entre deux décors de fausse série Z de science-fiction, il nous rappelle par quelques éclats intermittents la place qu’a occupée Claire Denis dans le cinéma des années 90 et donc dans notre propre cinéphilie, initiée pendant cette décennie : J’ai pas sommeil, Nénette et Boni, Beau Travail, Trouble Every Day... un cinéma sensuel qui s’intéresse aux corps avant tout, dans leurs désirs, leurs souffrances, leurs jouissances, leurs frustrations, dans leurs dimensions quasi animales ou plutôt instinctives, pulsionnelles, transcendées par le regard doux et plein de grâce d’une cinéaste qui embrasse cette réalité humaine avec amour. Tout ce qui vit est beau devant la caméra de Claire Denis, que ce soit pour jouir, tuer, pleurer, danser. Les sentiments ou plutôt les sensations affleurent sur l’image comme rarement ailleurs dans le cinéma. La musique et la lumière elle-même vibrent dans ses films comme une matière vivante, et rarement l’image de celluloïd aura trouvé plus bel emploi de sa nature argentique. 

Et il nous semble aussi que le cinéma d’auteur à cette époque prenait un peu le temps de regarder les corps vivre (Téchiné, Tsai Ming-Liang), et exister pour eux-mêmes dans une sphère privée, intime, plutôt en dehors du champ politique et social (aujourd’hui il nous semble observer un mouvement inverse). (Peut-être Alain Guiraudie est-il le seul et dernier représentant de cette forme de cinéma.)

Dès lors High Life, avec son histoire de criminels expédiés dans l’espace dans des prisons-containers et soumis à des expériences de PMA, nous apparaît comme une métaphore maladroite mais douloureuse, dans laquelle c’est le cinéma de Claire Denis qui se retrouverait déporté hors du monde, et du cinéma tel qu’il existe aujourd’hui. 

Dans High Life, la Terre et le monde d’avant s’opposent d’ailleurs clairement à l’actuel, au travers de flashbacks ostensiblement tournés en 16mm, à la lumière quasi-palpable, et sur lesquels affleurent quelques poussières, au-dessus du grain aléatoire de la pellicule. Le monde d’aujourd’hui, c’est évidemment la froideur de l’image numérique, impitoyable, chirurgicale. 

Et le caractère fauché des décors d’hôpital vaguement relookés en vaisseau spatial participent de ce sentiment dépressif — cette mauvaise volonté typique des auteurs français quand il s’agit de tourner un film de genre, et d’y croire, prend ici un sens particulier car il découle visiblement d’un budget dérisoire et comme d’un refus de se conformer à l´injonction culturelle (tourner à l’américaine). Même les interfaces d’ordinateur semblent détournées d’un Windows 95 entre deux plantages.

Car au fond la seule chose qui intéresse vraiment Claire Denis dans ce futur improbable, ce n’est pas la technologie ; c’est de savoir si le sexe est encore « vivant », si les corps se touchent encore et si ils tremblent de leurs désirs réciproques. La réponse est triste comme tous ces rapports brutaux qui émaillent le film, comme la chambre à masturbation et les opérations d’insémination artificielle — même le héros (Pattinson), comme par dégoût, se retranche dans l’abstinence. Les seuls moments d’affection et de corps à corps un peu tendres s’observent entre le père et sa fille, avec l’inceste comme un horizon étrangement serein.

De toute évidence, Claire Denis voit le monde contemporain comme un endroit froid où le sexe est partout mais brutal et déconnecté des sentiments (pornographie, injonction identitaire)... depuis les années 90, est-ce que c’est elle qui a changé ou bien le monde autour d’elle ? Sans doute un peu des deux. 

Comme cinéphile, nous sommes là à contempler ce naufrage (ne cherchons pas à minimiser le ratage évident que constitue ce film...). Et en même temps, vers la toute fin, c’est le cinéma de Claire Denis et par extension tout une certaine idée du cinéma qui semblent flotter dans ce triste container à la dérive, cette boîte noire perdue au milieu de l’espace, ne sachant plus très bien quel était son but, mais renfermant le souvenir d’une forme de miracle où la vie rejaillissait sous nos yeux, du fin fond des salles obscures. 

Dans notre expérience de cinéphile, nous avons connu le cinéma comme une porte d’accès, un peu secrète, au monde sensible et intelligible. Sans avoir franchi cette porte, tant de fois et souvent un peu à l’aveugle, une certaine réalité du monde serait restée pour nous invisible. Claire Denis a ouvert un de ces passages et ce souvenir reste lumineux. 

Le lendemain au Festival Lumière, on pouvait revoir des moments choisis des Histoire(s) du cinéma de Godard. Et il y a cette citation finale : « Si un homme traversait le Paradis en songe, qu’il reçût une fleur comme preuve de son passage, et qu’à son réveil, il trouvât cette fleur dans ses mains… Que dire alors ? » Réponse du cinéaste : « J’étais cet homme ».

High Life, aussi mauvais et ridicule soit-il — la critique ne se privera pas de l’accabler — m’a finalement rappelé que cette fleur, elle nous était donnée aussi dans un autre temps par le cinéma de Claire Denis.

 

High Life poster

« High Life » de Claire Denis (France, 2018)

« High Life » sortira en salles le 7 novembre 2018. 

Crédits photo : Wild Bunch. 

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