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R é t i n e s
24 avril 2020

Innerspace (Joe Dante, 1987)

Jack - bugs bunny

HOMO CINEPHILUS

Par Jean-Paul Lançon

Innerspace ( « L'aventure intérieure » ) est d’abord un film typique des années 80 reprenant la formule magique combinant fifties revival, divertissement familial, aventure/SF, comédie et pop corn, dont les maîtres d’œuvre furent notamment Steven Spielberg, George Lucas et Robert Zemeckis. Si l’on pousse un peu la caricature, nous sommes dans une décennie où l’Amérique redevient, après la parenthèse désenchantée des années 70, fièrement conservatrice et triomphante. Finie l’ère du doute. A cette époque, Joe Dante s’inscrit un peu en faux par rapport à un cinéma dominant qui véhicule largement ce discours, même si c’est ce type de cinéma qui lui a permis de réaliser son plus grand succès : Gremlins, produit par Spielberg en 1984. En effet, s’il opère dans un genre compatible avec les règles d’or du box office, le cinéaste n’en reste pas moins un héritier de « l’écurie Roger Corman », et il fait toujours passer en contrebande un discours critique sur la nature conservatrice de la société américaine. Dans la nouvelle machine à formater hollywoodienne, c’est un trublion dont on a cru pouvoir exploiter les seuls talents de wonderboy du tiroir-caisse.

Néanmoins, cette tendance un peu subversive de sa filmographie est plutôt mise en veilleuse dans Innerspace ; en effet, Joe Dante se livre, dans ce film, à un exercice qu’il reprendra plus frontalement six ans plus tard dans Matinee, et qui questionne son rapport au cinéma et à la cinéphilie. Il s’agit même à cet égard d’un film véritablement métaphysique, sous ses dehors de divertissement inoffensif pour adolescents.

Que raconte Innerspace ? Un jeune pilote d’élite de l’armée de l’air, Tuck Pendleton, trublion exhubérant qui ne sait pas se tenir devant ses chefs, est envoyé se faire miniaturiser, aux commandes d’un vaisseau, dans la peau d’un lapin. Il finit par être injecté dans les fesses de Jack Putter, looser hypocondriaque terrifié par son ombre. 

Ce qui aurait pu n’être qu’un remake, techniquement amélioré, du Voyage Fantastique de Richard Fleischer (1966), devient sous la caméra de Joe Dante un film d’action débridé, où l’énergie et le plaisir de faire du cinéma compensent largement les incohérences du scénario.

Surtout, il s’agit pour Joe Dante de reprendre le sens du mot « Voyage » du titre original, sans en faire une simple traversée de paysages intestinaux (certes très réussis). Ici le voyage devient une expérience (un trip), à travers la notion même de « cinéma » : le temps d’un film, le personnage de Jack va vivre une aventure et éprouver des sentiments qui ne sont pas les siens. Il va être littéralement habité par Tuck, sorte d’alter-ego du réalisateur, qui va lui dire comment regarder, bouger, crier, etc… un des premiers gestes de Tuck, après être arrivé dans le corps de Jack, est d’ailleurs de se connecter à ses yeux et ses oreilles : image et son, matière première du cinéaste. Muni d’un casque et d’un moniteur de contrôle, Tuck va pouvoir diriger Jack comme un réalisateur le ferait d’un comédien. Un tel dispositif, qui pourrait réduire le personnage à l’état de marrionette ou pantin manipulé par son maître, conduit contre toute attente à une véritable émancipation de Jack. Sous l’impulsion de Tuck, il arrive pour la première fois à faire preuve de courage, à affirmer une personnalité, à exprimer des désirs… qui ne sont pourtant pas les siens au départ : il vit en effet les aventures que devrait mener le héros de l’histoire, Tuck, et cette forme d’imposture le conduit pourtant à une véritable libération de lui-même. Contre toute attente, devenir un autre pour s’accomplir n’est pas une malédiction mais une bénédiction. Jack commence par jouer le rôle de Bugs Bunny (sunom du lapin de laboratoire destiné originellement à recevoir le Tuck miniature), et l’on sait tout l’amour que Joe Dante porte aux Looney Toons (voir son film éponyme de 2003). On ne peut s’empêcher d’ailleurs de noter une certaine ressemblance physique avec Martin Short. Au fur et à mesure que l’intrigue avance, Jack « interprète » ensuite quelques rôles typiques de films d’espionnage, jusqu’à ce moment véritablement cartoonesque où Jack voit son visage littéralement transformé pour ressembler trait pour trait au tueur à gages du film, surnommé le Cow-Boy (sorte de bellâtre mexicain hilarant). Le voilà donc à jouer les gros durs dans une scène mémorable où il doit négocier avec le méchant du film (Kevin McCarthy, de L’invasion des Profanateurs en 1956). Un incident survient et son visage se dérègle comme une furie, se déforme dans tous les sens, n’arrivant pas à se fixer — sous le regard médusé de tout le monde, y compris nous spectateurs, qui assistons à la révélation de l’essence du personnage, à sa vérité profonde : il n’est que pure potentialité.

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Et le fait qu’il puisse s’actualiser ainsi à tout moment sous une forme ou une autre, sans qu’elle lui soit propre, mais pourvu qu’elle conduise à une exaltation ludique, est source de bonheur pour Joe Dante (et pour nous aussi). Le cinéaste nous livre ici la clé de sa conception du cinéma et de la cinéphilie, qui tient dans la joie d’être transporté dans une forme d’altérité. (D’autres cinéastes ont développé un discours inverse, par exemple dans Cable Guy de Ben Stiller avec Jim Carrey, et sa ciné-schizophilie morbide).

Innerspace est donc un film plus déroutant qu’il n’y paraît, car son héros ne se réalise qu’en devenant ce qu’il n’est pas, alors qu’habituellement le héros hollywoodien doit trouver et assumer sa vraie personnalité, sa singularité profonde, pour atteindre son but. (Ici, le but poursuivi par Jack, retrouver une puce électronique, n’est qu’un prétexte à une suite d’aventures sans fin, destinées à se poursuivre au-delà du générique.)

Et puis il y a aussi cette scène formidable dans Innerspace : dans une chambre d’hôtel, Tuck, piégé dans le corps de Jack, voit à travers ses yeux la femme qu’il aime ; et Jack tombe amoureux à sa place. Pour Jack il s’agit d’une scène de séduction « hollywoodienne » et il l’interprète naturellement, ou plutôt il vit son personnage pleinement et sincèrement. La séquence est émouvante. Lydia (Meg Ryan) est belle et touchante. Mais pour Tuck, c’est un moment d’impuissance terrible, pendant lequel il en est réduit (si j’ose dire) à carresser le visage de Lydia sur le moniteur de contrôle… et à faire office de voix off pour une scène qu’il a initiée, mais qu’il ne maîtrise plus. Pour Joe Dante, il semble donc que la position du réalisateur, loin d’être démiurgique, comporte le risque d’être exclu du monde sur lequel on porte un regard. De perdre la beauté révélée sur l’écran. Il vaut donc mieux faire partie de cette image (être dans la scène, comme Jack), ou, mieux, avoir les images en soi, potentiellement toutes les images, et les actualiser (les vivre) à volonté. C’est exactement ce qu’incarne le personnage de Jack.

Jack - habits de Tuck Jack et Lydia - profilJack - c-chp Lydia - c-chpTuck - innerspace

Cette sorte de hantise liée à la position du réalisateur, qui est effleurée dans cette scène, constitue la seule part de négativité dans un film qui ne connaît par ailleurs aucune représentation sérieuse du mal : même les méchants sont sympathiques. Cela ne tient pas seulement au genre (la comédie), mais aussi et surtout à la philosophie profonde du film, qui est de promouvoir la richesse intérieure que le cinéma nous procure. Il n’y a pas de véritable ennemi à combattre — sauf peut-être le vide et l’ennui. Au contraire, laissons-nous habiter, seule possibilité d’accéder à la joie. 

Et puisqu’on évoquait au début de cet article Steven Spielberg, sorte de grand frère responsable et avisé de Joe Dante, il est intéressant de comparer Innerspace avec son Ready Player One, qui racontent finalement tous deux une histoire d’aventure intérieure. En effet chez Spielberg, on note que le rapport au cinéma et à la cinéphilie est radicalement différent. Ce qui se présente comme un jeu à l’intérieur du film (« l’Oasis »), tourne assez vite à la muséification glauque, avec cette visite de l’Overlook Hotel (Shining) reconstitué pour l’occasion en synthèse 3D, plus vrai que nature. Ici, assez clairement, il s’agit de dépoussiérier des images (ou plus généralement dans le film, toute une imagerie, celle des années 80), dans une atmosphère de dé-momification généralisée ; tout est en fait mort depuis longtemps, il s’agit de faire revivre l’ensemble par un processus de zombification. Du cinéma-zombie en quelque sorte.

A l’opposé exact de cette démarche cinéphile, chez Joe Dante, et singulièrement dans son film Innerspace, l’image-cinéma est source d’une infinie régénérescence, source de jeu, d’amusement et de joie. Plus qu’à travers des citations sur lesquelles on s’appuie, c’est un univers, un monde qui est en nous et qui peut à tout moment surgir, prendre vie à travers nous, et subvertir, par réenchantement, la réalité. Car chez Joe Dante, la réalité est toujours ridiculement ou bêtement conformiste lorsqu’elle est nue.

Innerspace de Joe Dante, ou quand le cinéma se sauve et nous sauve du conformisme.

 

Innerspace poster

« Innerspace » de Joe Dante (USA, 1987)

On peut voir Innerspace en Bluray ou DVD.

Crédits photo : Warner. 

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